INTRODUCTION

 

Il est difficile d’éviter de dire, quand on aborde l’étude des Celtes, que cette étude est délicate et ardue. À une époque où l’on a trop souvent le tort de croire – et plus encore de faire croire – que la science est une distraction facile, mise par certaines techniques pédagogiques (ou le miracle de l’image) à la portée du premier venu, nous tenons à prévenir le lecteur qu’une telle étude exige un effort. Mais la difficulté ne doit pas non plus être un prétexte au service du pédagogue, une prudente clause de style ou une raison omnivalente mettant un auteur ayant quelque aisance de parole ou d’écriture à l’abri de tout reproche éventuel d’ignorance ou d’insuffisance d’information.

Car c’est certainement autant et plus qu’une précaution, une mode facile, à laquelle on se plie volontiers : en face des erreurs et des on-dit des écrivains de l’antiquité joints aux innombrables fantaisies de l’imagination moderne, la réflexion ne trouve pas toujours matière à s’exercer utilement. L’intention de ce livre n’est donc pas de simplifier la matière celtique, ce qui serait utopique ou mensonger, elle est de présenter le plus clairement possible une matière que son ampleur – et bien plus encore les commentaires dont elle est surchargée – rendent confuse et complexe. Il s’agit d’aider le lecteur à s’orienter dans le dédale des titres afin qu’il ne perde pas son temps à lire n’importe quoi écrit par n’importe qui.

Nous persisterons en tout cas à répéter ce que nous avons maintes fois posé en axiome, à savoir que l’étude des Celtes est moins une affaire de documentation nouvelle à découvrir que de documentation existante à utiliser : textes dont la relecture s’impose ou objets archéologiques insuffisamment décrits. On ne découvre pas trois ou quatre fois par siècle un calendrier de Coligny ou un cratère de Vix ; musées et bibliothèques contiennent des foules de richesses inexploitées ou oubliées. Les textes insulaires médiévaux surtout, qui devraient être examinés avec une constante et grande minutie, sont le plus souvent négligés sans raison valable. Et l’on s’est demandé si le cratère de Vix contenait de l’eau, le sang (des sacrifices), du vin, de la bière ou de l’hydromel ; ou bien encore on reconstruit à partir de fragments épars et mutilés le texte entier du calendrier de Coligny.

Il n’est rien de plus instructif à cet égard que de considérer les divergences, qui sautent aux yeux par-delà les couleurs de style personnel, chez les auteurs qui ont traité des Celtes depuis moins d’un demi-siècle. Compte tenu des inévitables filiations des écoles de recherche propres à un pays ou même à une université, il est rare qu’ils s’accordent sur une méthode, voire sur une vérité commune. Pour les uns, les druides ne sont que des sorciers et pour les autres, ils sont de grands philosophes dignes de Pythagore et de Platon : on avait oublié qu’ils sont investis du sacerdoce, tout simplement, et qu’ils sont comparables aux brahmanes de l’Inde. C’est ainsi que naît dans le public la notion péjorative des « querelles de spécialistes » : ce qui est certitude pour l’un n’est parfois qu’une hypothèse pour l’autre ; ou bien encore on évoque la fausse querelle des « Anciens et des Modernes », comme si, à notre époque, la « modernité » n’était pas triomphante sans partage. C’est dire combien les mêmes faits sont soumis à des différences d’appréciation et d’interprétation, voire déjà de description, selon la discipline ou la doctrine de l’auteur qui en traite.

Il devrait cependant être possible de mieux situer l’une par rapport à l’autre la vérité concrète et l’hypothèse, autrement dit, sans interprétation trop libre ou abusive, de présenter un essai de synthèse qui serait immédiatement accessible et compréhensible à des lecteurs dépourvus de toute information préalable. Il ne s’agirait pas, ce faisant, d’esquisser une critique systématique des travaux existants ou de porter sur eux, en totalité ou en partie, un jugement de valeur personnel et définitif, mais bien plutôt de déterminer ce que chaque discipline peut apporter à une synthèse commune sans privilégier ou défavoriser a priori aucune d’entre elles. Selon le sujet traité, le temps ou le lieu, toutes ne sont pas d’égale importance, mais le philologue doit parfois lire ses collègues archéologues et l’archéologue ne gaspille pas toujours entièrement son temps quand il lit un manuel d’histoire religieuse.

Le domaine celtique est trop vaste, dans le temps et dans l’espace, pour que nous ayons le droit d’exclure l’acquis d’une recherche, quelle qu’en soit la nature et quelles qu’en soient les répercussions. Mais, en contrepartie, aucune discipline ne saurait prétendre à l’universalité et il n’est aucune méthode qui soit indifféremment applicable à tous les aspects de la matière celtique.

C’est ainsi une erreur fondamentale de penser que l’on obtiendrait une définition suffisante des Celtes en les étudiant à partir du seul moment où il en est question chez les auteurs grecs du VIe ou du Ve siècle avant notre ère, sans les replacer dans le contexte indo-européen. C’est une autre erreur que de les envisager dans un cadre géographique restreint où les habitants de la Gaule sont traités comme s’ils n’avaient jamais eu aucun lien de parenté avec leurs frères ou cousins insulaires : il est abusif de les en séparer en prétextant des particularismes ou des particularités qui ne divergent que très rarement d’une unité fondamentale évidente ou en arguant d’une distance chronologique qui est rendue sans effet par l’archaïsme du mythe irlandais. On se souviendra que Camille Jullian refusait de prendre en considération les textes insulaires sous prétexte que les Irlandais et les Bretons appartenaient à des peuples « celtisés » beaucoup plus tardivement que les Gaulois ! Plus personne n’oserait faire actuellement état d’un tel argument contredit par toute l’archéologie et par tout la philologie occidentales. Mais les conséquences subsistent parce que l’on continue à lire Camille Jullian et ses successeurs immédiats. C’est une autre erreur que de vouloir reconstruire leur histoire, religieuse ou politique, à travers le seul contexte matériel des découvertes archéologiques. Car tout ce matériel, sauf exception rarissime, est anépigraphe, c’est-à-dire dépourvu de toute inscription, ce qui signifie qu’il est muet sur tout ce que pensaient ou disaient ses créateurs et ses utilisateurs. L’histoire celtique est donc silencieuse et le mythe n’a pas d’histoire. Et c’est encore et toujours une erreur que de vouloir considérer les textes insulaires, irlandais et gallois, du seul point de vue philologique, sans examen de leur contenu conceptuel, contenu auquel il est inutile d’attribuer une date historique. Le mythe est en dehors du temps.

Nous ferons évidemment abstraction ici des travaux marginaux ou de seconde zone, œuvres approximatives qui, mêlant l’imagination, l’ignorance et, quelquefois, la mauvaise foi, encombrent les vitrines des libraires et transforment les Celtes du passé et du présent en matière première commerciale. Le grand public est une proie facile pour quelques semi-lettrés. Mais il n’y a pas que les sottises des semi-lettrés ; il y a aussi toutes les illusions des érudits : expliquer les légendes irlandaises par les symboles indéfinis des monnaies gauloises ; revendiquer la littérature insulaire entière, irlandaise et galloise, voire bretonne, arthurienne même, comme justification doctrinale d’une secte littéraire contemporaine ; prétendre que la France du XXe siècle, malade de ses origines à deux mille ans de distance, est encore une « patrie gauloise » consciente et heureuse de l’être, ce sont là des vues de l’esprit qui ne valent pas la peine d’être réfutées. Certains « chercheurs » finissent par être persuadés que le domaine celtique est d’accès si facile qu’il n’est nullement nécessaire de le connaître pour écrire des livres. Il n’est plus nécessaire d’être savant : il suffit d’avoir un bon éditeur et d’avoir quelques journalistes bien placés dans ses relations. Nous ne ferons pas à l’édition française ou européenne, ou même américaine, l’injure de recenser tous les ouvrages sur les Celtes qui ont été écrits par des auteurs ne sachant pas un mot d’une langue celtique ou n’ayant, sur l’archéologie protohistorique de l’Europe occidentale, que des notions très vagues.

Mais le respect honnête et minutieux des garde-fous universitaires ne garantit pas immanquablement, il s’en faut parfois de beaucoup, l’intelligence de la matière. La recherche scientifique a aussi ses scléroses et sa part d’erreur. Dans une étude dont, au moment où nous écrivons, la réédition est proche, Introduction générale à l’étude de la Tradition Celtique I, Rennes, 1967, il a été posé une définition d’ensemble. Du point de vue des « sciences humaines », cette définition est avant tout religieuse et il était difficile qu’il en fût autrement. Mais nous insisterons sur un point crucial, à savoir la démonstration, faite dès le départ, que la distinction la plus urgente est celle de la tradition et de la religion, l’une étant l’inévitable justification de l’autre. S’ajoute à cela désormais la preuve apportée dans Les Druides et dans les deux volumes des Textes mythologiques irlandais, de la netteté et de la solidité de la structure sociale et politique des royaumes celtiques, puis celle aussi non moins négligeable, dans Prêtres et dieux des Celtes, de l’extrême richesse des concepts traditionnels et religieux.

Ce faisant, nous n’avons eu aucune peine à démontrer que le vague de la terminologie moderne, joint à l’inadéquation des concepts et des moyens d’expression des langues contemporaines, constitue un lourd handicap dans l’examen d’une forme traditionnelle donnée. Et ce vague de la terminologie se répercute dans tous les domaines de la recherche celtisante. Il nuit à la coordination interdisciplinaire aussi bien qu’à l’efficacité des résultats. Il nuit enfin et surtout à la diffusion des connaissances générales du celtique dans le public cultivé. Quant au mot civilisation, il a été si galvaudé, il comporte maintenant tant de sens différents, que nous avons longuement hésité à en faire le titre de l’ouvrage. Mettons que nous classons sous ce terme commode, dans un ordre bien déterminé, tous les faits qui dénotent les particularités du monde celtique, qui constituent son originalité et permettent de l’identifier en tant que tel, c’est-à-dire en tant que détenteur d’une tradition exemplaire.[1]